Street photography : immobilité

La photographie de rue n’exige pas forcément des personnages : les signes extérieurs de la vie, sous toutes leurs formes, sont aussi poignants.

Paradoxalement, ce qui constitue peut-être la première photographie de rue, prise par Louis Daguerre en 1838 boulevard du Temple à Paris, est une scène quasiment déserte. En raison de l’exposition de plusieurs minutes nécessaire à la prise de vue, seule une silhouette ressort : un homme dont on cire les chaussures et qui est resté suffisamment immobile pour être immortalisé à l’image. Cette photo captivante est l’œuvre d’une composition soignée, mais l’œil est attiré par cette silhouette dressée… Cette partie de l’image est souvent agrandie pour montrer le « premier homme photographié » dans la rue. Cependant, l’idée ici n’est pas de photographier des gens, mais de saisir les manifestations de leur existence, leurs attributs et des rues vides. Même si les trois se chevauchent, il convient de les distinguer. En réalité, de nombreux photographes de rue ne les séparent pas ; dans le processus de la prise de vue, ils naviguent confortablement entre scènes peuplées et dépeuplées. Ils ont saisi un élément important et c’est la seule chose qui compte.

IL FAUT SE RAPPELER QUE LA STREET PHOTOGRAPHY N’EXIGE PAS FORCÉMENT LA PRÉSENCE DE GENS ; D’AUTRES OPTIONS EXISTENT.

Les mannequins sont un sujet en or. Ils sont humains par procuration et ne rechignent pas à être pris en photo. On les trouve souvent séparément, placés aux côtés d’autres objets anciens passionnants. Le regard du photographe de rue aguerri tombera inévitablement sur un mannequin. Il suffit de passer en revue tous ceux qui ont été photographiés par les professionnels de Magnum au fil des ans pour saisir leur caractère vital et versatile. Le mannequin est le meilleur accessoire de la rue.

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Parfois, des morceaux de mannequin se retrouvent à la poubelle. Les poubelles sont rarement belles mais dans certaines circonstances, elles offrent une image inédite. Leur forme peut donner naissance à une photo ou plus généralement à une idée de projet. Ajoutons ici que photographier systématiquement des personnes, même si elles ne constituent qu’un élément minime de l’image, peut s’avérer envahissant pour le spectateur comme pour le photographe. C’est une question d’espace ; dans un livre, par exemple, les images sans humains procurent une respiration.

SUR LA PAGE, LES NATURES MORTES MÉNAGENT UNE PONCTUATION. DANS LA RUE, ELLES LAISSENT LE TEMPS DE PRENDRE LA PHOTO EN TOUTE SIMPLICITÉ. LE RÉSULTAT N’EST PAS FORCÉMENT PLUS LISIBLE.

Les novices dans le domaine de la street photography ont tendance à penser que les photos qui ne montrent aucune personne sont incomplètes. Ils sont désireux de photographier des gens, n’osent pas braquer l’appareil sur eux, et finissent par avoir le sentiment que le reste n’est que compromis. Cette approche n’est pas souhaitable ; si vous ne vous sentez réellement pas à l’aise à l’idée de photographier des gens, le résultat s’en ressentira et ne fera qu’aggraver la situation. Pour photographier des personnes, vous n’aurez d’autre choix que de changer d’état d’esprit.

Inversement, pour d’autres photographes, saisir le spectacle de la rue n’implique pas de se concentrer sur les passants. Ils sont plutôt fascinés par les graffitis, le street art ou les choses insolites, éphémères ou définitives. Il s’agit davantage d’un intérêt pour les motifs qui nous entourent dans la rue. La typographie à elle seule représente un immense terrain de chasse, tout comme le mobilier urbain, parmi lequel les bancs, les arrêts de bus, les feux tricolores, les fontaines, les monuments commémoratifs, les boîtes aux lettres. Dans le temps, les bouteilles de lait étaient une constante de la rue (celles en verre livrées par le laitier au volant de sa camionnette). À la fois objet et témoignage (on les dépose sur le perron, vides, pour que le laitier les ramasse), on les trouvait partout dans une ville comme Londres. L’Américain Jonathan Bayer photographie les bouteilles de lait depuis les années 1970. En 2004, il publie un livre, intitulé Bottle in the Smoke, véritable requiem pour une bouteille de lait. Ces objets parfaitement ordinaires, une fois rassemblés au cœur d’un ouvrage, deviennent étonnamment beaux. Ils ne sont jamais dépourvus de sens et offrent une trace nostalgique d’un de ces attributs de la rue qui a disparu au fil des ans.

Johanna Neurath, directrice artistique chez un grand éditeur londonien, a plaisir à dégoter des objets de design dans la rue. Elle a pour habitude de se rendre au marché aux fleurs de Columbia Road dans l’East End afin de photographier l’amoncellement de fleurs jetées dans le caniveau. Elle saisit de la sorte une magnifique alternative à la beauté formelle des arrangements floraux ; chez elle, les fleurs, les pétales et les feuilles forment des arrangements urbains temporaires profondément envoûtants. Ses photos sont en outre une source d’inspiration qui prouve une fois encore qu’il n’est pas obligatoire de photographier des gens.

Les arbres font également partie du lexique de la rue ; ils bordent ces dernières et sont une constante du paysage urbain. Les troncs se tordent et se penchent telles des silhouettes humaines. Une photo de Cartier-Bresson, datant de 1953, montre des arbres courbés sur les bords de Seine et une petite silhouette assise, quasiment accidentelle. Les arbres ressemblent à des dos ronds. Il suffit d’ailleurs de feuilleter ses livres pour constater que la géométrie était son sujet de prédilection. On la retrouve dans les mouettes qui survolent la Manche, dans le tourbillon d’un ruisseau au Japon, qui n’est pas sans rappeler le motif du yin et du yang, et jusque dans son lit défait recouvert d’un journal dans les années 1960. Cartier-Bresson n’avait pas besoin de protagonistes, même si cela semble étrange à dire au regard de sa photographie.

LE MOT CLÉ ? LA PERSONNALITÉ. SI UN ESPACE OU UN OBJET A UNE PRÉSENCE OU UNE AURA, IL VAUT LA PEINE D’ÊTRE CAPTURÉ.

Le temps est un facteur crucial, il peut remplir une image vide. Lors des premières décennies de la photographie, au XIXe siècle, ce médium n’était pas en mesure d’immortaliser des personnes à moins que ces dernières ne restent absolument immobiles pendant un long temps d’exposition. Cette absence de l’humain n’était pas délibérée, bien que le XIXe siècle n’ait pas photographié de voitures (qui font désormais partie intégrante de la vie moderne). La photographie de rue est parfois littéralement embouteillée de voitures qui n’apportent rien au résultat. Combien de fois voyons nous une scène potentielle gâchée par une automobile garée en plein devant ?

Il y a de cela quelques années, j’étais à Athènes et me rendis à l’endroit où Cartier-Bresson prit ses célèbres photos, en 1953 (les deux femmes et les deux caryatides au dernier étage d’un immeuble). Ce bâtiment est magnifiquement préservé mais la plupart du temps, aussi ridicule que cela puisse paraître, une voiture est garée devant. Il est absolument impossible de reproduire la photo de Cartier-Bresson. Le rôle perturbateur des voitures dans la photographie de rue est sous-évalué. À La Havane, les automobiles anciennes sont des sujets en soi mais les voitures modernes prennent d’assaut la photo. Une rue habitée de voitures n’est pas à proprement parler vide.

À la lumière du jour, un ciel sans nuage est-il vide ? Le bleu est une présence en tant que telle, mais justifie-t-il une photographie ? Une rue déserte peut prendre des accents dramatiques grâce à l’interaction de nuages – des nuages aux formes étranges qui font écho aux motifs urbains. Il ne faut jamais négliger le ciel, et donc la lumière du soleil, car les ombres et autres reflets peuvent habiller une image par ailleurs vide. Dans la rue, les chaises et bancs vides clament leur présence justement parce qu’ils sont nus. Sans personne, leur fonction reste incomplète. Les chaises sont bien évidemment des objets, qui meublent les espaces publics et les rues. Mais chaque chose inanimée a sa propre personnalité qui, à l’instar des humains, raconte son histoire.

9782100711352Street Photography
Tout le savoir-faire du photographe de rue
David GIBSON
9782100711352, 192 pages, 19,90 €



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