Alain Resnais dans les coulisses : entretien avec Renato Berta

Renato Berta a signé l’image de No smoking et Smoking, On connaît la chanson et Pas sur la bouche. Chef opérateur depuis 1968 grâce aux premiers longs métrages de son compatriote suisse Alain Tanner, il a collaboré à de nombreuses reprises avec Amos Gitaï, Manoel de Oliveira, Daniel Schmid et Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Il a également travaillé avec Patrice Chéreau, Philippe Garrel, Louis Malle, Michel Soutter et André Téchiné, sans oublier, pour un film chacun, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette et Éric Rohmer.

Lors de mes premières séances de travail avec Resnais sur No smoking et Smoking, j’étais paralysé par le respect. Pour moi, « Alain Resnais », c’était des films comme Nuit et Brouillard ou Hiroshima mon amour que nous avions programmés au ciné-club que j’avais fondé dans ma ville natale du Tessin à l’âge de dix-sept ans. J’étais alors apprenti mécanicien et, pour moi, ce n’était pas des êtres humains mais des créatures mythiques qui tournaient les films.
Quand j’ai rencontré Resnais, j’ai été surpris par sa modestie et son écoute, son attention à l’autre. Ce qui m’a libéré de ma paralysie, c’est son attitude le premier jour des répétitions en studio, dans le décor du jardin de Celia. Je voyais que Resnais se déplaçait suivant l’action, apparemment il prenait des Alain Resnais, les coulisses de la création positions de caméra, et à la fin de la scène, au lieu de terminer en plan large dans ce fabuleux décor, il se retrouvait contre un bout de mur que je ne trouvais pas très intéressant isolément. Alors que si la caméra terminait dans l’axe inverse, en gardant les mêmes déplacements des comédiens, on pouvait bénéficier de la perspective du décor entier, avec cette immense découverte. Je trouvais ce choix bizarre, sans être sûr de moi. Je ne connaissais pas assez Resnais pour aller lui poser la question directement, d’autant que, s’il inversait la position de caméra finale, cela impliquait de renverser aussi tous les plans précédents. J’ai confié mes doutes à la scripte Sylvette Baudrot, qui m’a conseillé d’en parler à Resnais. J’ai pris mon courage à deux mains. Resnais a eu l’air songeur, indéchiffrable. Un peu plus tard il a lancé une nouvelle répétition… et il s’est mis de l’autre côté de l’axe dès le début. Puis il m’a dit : « Je pense que vous aviez raison. » Mais l’important n’est pas de qui vient l’idée, c’est si elle est bonne ou non.
C’est vrai qu’avec beaucoup de metteurs en scène, la relation à propos du découpage est celle-ci : j’ai raison et vous avez tort. Cet échange a vraiment brisé la glace et nous avons passé nos collaborations en riant, dans une ambiance très détendue.

Quels points communs voyez-vous dans l’image des trois films que vous avez tournés avec Resnais ?
Le principal point commun, c’est des plans longs complexes, avec une caméra très mobile, sans que le spectateur puisse s’apercevoir que la mise en oeuvre en est difficile. Il arrive à Resnais de faire des champs-contrechamps, mais assez peu et toujours avec une tension particulière.
Sinon, photographiquement, les trois films sont très différents les uns des autres. Avec Resnais, les décisions de lumière ne viennent pas d’un coup, elles sont le résultat d’un tâtonnement, d’un lent travail de recherche. Ce n’est pas un style prémédité, imposé, il naît chaque fois du sujet. Pendant la préparation de chacun des films, on passait des après-midi très drôles à lire ensemble le scénario. C’était des discussions à bâtons rompus. On pouvait parler de tout, et pas seulement de l’angle d’attaque à trouver pour la photographie. Resnais, dans le contact au quotidien et sur le plateau, est un conteur. Quand il commence une phrase, il peut y avoir une bombe qui explose à vingt mètres, il la termine. Je ne sais plus en préparant lequel des films, sachant qu’il pouvait très vite dériver vers des anecdotes, il est arrivé avec un couteau de cuisine qu’il a posé sur la table en me disant : « Si je bifurque trop, retournez le couteau vers moi. » Nous avons commencé à lire le scénario, et quand j’approchais ma main du couteau il revenait au sujet. Mais toutes ces digressions, c’est aussi une façon de vous emmener dans son monde.

Quel a été le degré de préparation de No smoking et Smoking ?
Nous avons fait un travail méticuleux. Je suis arrivé sur le film deux mois avant le début du tournage. Resnais m’a d’abord surtout parlé des pièces d’Alan Ayckbourn, de l’Angleterre, de Scarborough dont il m’a montré des photos. Il ne m’a pas donné de références visuelles particulières à des peintures ou à des films, si ce n’est quelques images comme une photo de Margaret Thatcher en toge de présidente honoraire d’université pour se mettre d’accord sur un détail de couleur. Le format d’image 1,85 s’imposait1. Si vous avez deux comédiens, c’est le format qui permet de les faire entrer et sortir du cadre avec le plus de fluidité en restant relativement serré. Tout allait être filmé en studio dans les décors que construisait Jacques Saulnier. Nous devions tourner vite, donc éclairer vite. Nous avons préparé tous les éclairages correspondant aux différentes ambiances. Nous avons cherché des positions de projecteurs sur les maquettes réduites en volume que Jacques avait fabriqué. Nous avons eu le temps nécessaire pour une série d’essais tels que j’en ai rarement faits dans ma vie, y compris pour les effets spéciaux comme la
pluie, la neige ou le brouillard, et insensiblement nous avons aussi filmé des essais avec les comédiens. Le premier jour de tournage, c’était la continuation des essais, pour un peu on ne se serait pas aperçus qu’on
avait commencé à tourner. Nous avons tellement préparé en amont que, ensuite, nous disposions d’une liberté rare.

Pendant les répétitions, nous avons également mis au point le découpage. En règle générale, Resnais tourne une même action dans un seul axe plutôt que de multiplier les axes pour se réserver le choix au montage. En l’occurrence, il voulait faire des plans longs, couper le moins possible (chacun des deux films comporte environ deux cents plans, ce qui est très peu), et il avait envie que la lumière n’encombre pas les comédiens, qu’ils soient libres de se déplacer dans l’aire de jeu. J’étais dans mon élément, ma tendance est de défendre les plans les plus longs possibles. On tournait près de 5 heures de film dans seulement six décors, donc il fallait sans cesse renouveler la façon de les montrer. Nous avons découpé la majorité des tableaux (Resnais préférait parler de tableaux plutôt que de scènes ou de séquences), et d’autres moins. Mais le découpage est une façon d’entrer dans le film, c’est un tremplin, pas quelque chose qu’on doit suivre à la lettre. Un bon metteur en scène sait trahir son découpage quand il le faut. C’était un tournage où il y avait la grâce entre la production et l’équipe. Chaque film demande une réflexion sur l’équilibre à trouver pour bien dépenser l’argent. Nous avions un directeur de production très attentif et très habile, Dominique Toussaint, qui est mort depuis. Souvent, au lieu d’investir au maximum en préparation pour bien découvrir comment gagner de l’argent sur la suite, la production économise un euro ici pour mieux en dépenser cinq le lendemain. Comme tous les bons directeurs de production, Toussaint ne défendait pas le budget, il défendait le film. Autrement dit, s’il vous autorisait à dépenser plus que prévu à un endroit, il savait trouver des solutions pour éviter des coûts superflus ailleurs. Il savait aussi vous inciter à trouver des solutions vous-même, c’était un vrai échange. De ce point de vue-là également, No smoking et Smoking est une entreprise inoubliable.

Quelles étaient les grandes lignes de la lumière ?
Les décors représentaient tous des extérieurs. C’était donc une photo « atmosphérique » : on ne pouvait jouer que sur l’heure du jour ou de la nuit et sur la météo. Les lieux de l’action ne comportaient presque aucune
source d’éclairage artificiel : une lanterne de jardin pendant le dîner sur la terrasse, les lampadaires du cimetière la nuit… On partait de la lumière du soleil et de la lumière diffuse que les nuages et le ciel envoient sur la terre.
Il fallait refabriquer artificiellement des conditions atmosphériques et diversifier la lumière d’un tableau à l’autre, d’autant que certains d’entre eux étaient situés dans un même décor, c’est-à- dire le jardin de Celia, le jardin du presbytère et le cimetière. Les premiers tableaux de chacun des deux films (le jour où Celia hésite à fumer une cigarette) avaient lieu en juin et ceux situés « cinq semaines plus tard » en juillet, mais chacun à une heure différente de la journée. Les douze fins dans le cimetière avaient lieu cinq ans plus tard, mais à des saisons différentes et à chacune correspondait une lumière spécifique.

 

    Extrait de :

alain_resnais_coulisses_adussolier

Alain Resnais, les coulisses de la création
Entretiens avec ses proches collaborateurs
François Thomas
Collection : hors collection, Armand Colin
2016 – 528 pages – 160×240 mm
Voir la fiche détaillée du livre



Laisser un commentaire